" Echeveaux de laine "


Kashan, haut plateau Iranien, à mi-chemin entre Téhéran et Ispahan.
Les premiers rayons de soleil de ce mois de mai caressent les dômes en torchis des toits du bazar, qui s'étirent telle une colonne vertébrale.
A leurs pieds, les voitures se bousculent, déversant leur flot d'hommes et de fantômes noir… On est cependant bien loin de l'agitation bruyante de Téhéran. Les motos, répliques des 125 japonaises, se fraient tans bien que mal un chemin. Un vieux monsieur passe sur une bicyclette… il peine, il vient de mettre pied à terre, au risque de se le faire écraser. L'entrée du tunnel sombre couronné d'une arche aux mosaïques bleutées avale les passants.

Je pénètre à mon tour dans le bazar, sous le regard curieux des commerçants. La fourmilière est superbe d'authenticité, intemporelle, elle me fait voyager à travers les siècles. Le long de cet axe s'articulent des places aux allures de caravansérail, où se sont regroupés par corporation, les artisans qui fournissent les commerces. Bruit et fumée chez les chaudronniers étameurs, couleurs chatoyantes chez les teinturiers, silence et douceur voluptueuse chez les marchands de tapis, où planent des odeurs de thé.
Au détour d'une allée, le gouffre tortueux, sombre et bruyant fait place à une vaste cour intérieure, brûlée par le soleil, calme. Je passe d'un univers à l'autre. De petits ateliers donnent sur cet espace circulaire, je pénètre dans l'obscurité, les odeurs et les couleurs… je suis chez Abdullah le teinturier.

Une sensation d'humidité m'accueille et d'une voix franche, le maître des lieux me souhaite la bienvenue. J'entrevois dans un nuage de brume, Abdullah et son fils Mohamed, tous deux penchés sur un grand bac de teinture carmin.

Ils sont sur le point de finir de teindre une pelote d'écheveaux de laine.
Dans la grande cuve de cuivre, le procédé de teinture prend des allures de recette de cuisine. Les deux techniciens remuent délicatement, à l'aide de robustes bâtons, les spaghettis bolognaise. Les écheveaux mijotent à petit feu dans un bouillon couleur sang. Puis Abdullah les accroche en hauteur et laisse s'égoutter l'hémorragie à même le sol. Aux antipodes de sa douceur originelle, la laine n'est plus qu'une chevelure ébouriffée et crépue, une masse de viscères étripés. Détrempée, elle me semble nouée en un inextricable casse tête chinois. Pourtant, en un tour de main, Abdullah, méticuleux, enfile les écheveaux sur de grandes barres de bois sec, qu'il dépose délicatement sous le dur soleil d'Iran. Tout au long de la journée, la cour se pare de milles couleurs, opposant la douceur de la laine au sol d'Iran.

J'imagine que leur geste est identique à ceux des teinturiers du seizième siècle. En ce temps, un dénommé Chah Abbas, monarque safavide, fonda une fabrique royale de tapis. Aujourd'hui, les teintures naturelles ont fait place aux colorants chimiques, le Chah à un Ayatollah.
Je ne verrai pas la garance, la cochenille, le safran, la feuille de vigne, le crocus, les champignons, le henné… Je ne verrai pas non plus les femmes qui participent à la renommé mondiale des tapis d'Iran.

Abdullah est flatté de l'intérêt que je lui porte et il pose fièrement pour la postérité avec une photo jaunie du père de la révolution. Un grand banc est disposé à l'entrée de l'atelier, offrant un point de vue stratégique sur la cour. Il s'y pose et surveille l'arrivée d'une visite, d'un livreur ou d'un client et se laisse prendre par le sommeil, bercer par le remue-ménage du bazar dans le lointain.

Plus tard, un vieil homme discret se présente. Il est chargé du transport de la laine à travers le labyrinthe voûté. Pas de charrette, ni de voiture, c'est sur ses épaules que le travail d'Abdullah rejoint les ateliers de tissages. Le livreur croule sous une écharpe chaude alors que la température avoisine les 35°. De dos, on ne voit plus que ses jambes frêles vaciller à chaque pas.
Je décide de le suivre et quitte alors mes hôtes, replongeant dans les bousculades masculines de l'artère principale du bazar de Kashan.

© Philippe Rinjonneau 2005